Retour d'entre les cauchemars fiévreux [Saona]

La nuit était tombée depuis déjà plusieurs heures sur la Tortue, mais il s'agissait de ces nuits crépusculaires à la luminosité toute particulière. L'infirmerie était donc baignée d'une douce lumière orangée, à peine rehaussée par la lumière artificielle de quelques néons dans la pièce principale où le personnel médical de garde vaquait à leurs occupations. Dans les pièces attenantes qui servaient notamment de chambres aux patients de longue durée, le silence n'était troublé que par le murmure à peine audible des moniteurs. Dans l'une d'elle en particulier, ce silence était assez remarquable, car depuis plusieurs jours son occupant était sujet à des cauchemars et hallucinations provoqués par une forte fièvre. A plusieurs reprises, Raven Galloway, le dirigeant de l'expédition, avait causé quelques frayeurs au personnel médical, et pas seulement à cause de quelques mouvements violents.

Ils en étaient venus à désespérer de ne pouvoir faire chuter la fièvre : ils lui avaient pourtant offert un bain froid à plusieurs reprises, et l'avaient dopé au paracétamol, puis à des antipyrétiques plus puissants, en vain. Quelque soit le virus (car c'était la conclusion à laquelle ils étaient arrivés après de nombreux tests) qu'il ait attrapé, il s'agissait d'un pathogène fort résistant aux moyens médicaux terrestres. Le fait que Raven ni aucun humain n'ait jamais été en contact avec ce pathogène le rendait d'autant plus virulent. Les précautions appliquées pour éviter la contagion étaient donc strictes, même si elle paraissait improbable. Le diplomate avait après tout vaqué à ses occupations pendant plusieurs jours avant cela, s'était écroulé en pleine réunion, et aucun nouveau cas n'avait été signalé. Tant que le moyen de propagation était inconnu, la prudence était cependant de mise. Raven était donc gardé en isolement et les médecins allant et venant enfilait à chaque fois des blouses, gants et compagnie neufs... rien de très écologique, heureusement qu'ils étaient réutilisables.

Mais la fièvre perdit finalement du terrain dans la journée précédente, offrant enfin au malade aussi bien qu'au personnel quelques heures de paix. Ce n'est qu'après trois jours d'inconscience, que Raven ouvrit enfin les yeux... difficilement. Tout d'abord émergeant lentement d'un état cotonneux désagréable, Raven eut conscience de la douleur (courbatures de son corps endolori par des crampes et agitations provoquées par la fièvre) et de son énorme fatigue avant toute chose. Il avait l'impression d'avoir pris une énorme cuite, du style de celle qu'il s'était offerte après que sa femme l'eut quitté... il n'en avait pas pris beaucoup il faut dire dans sa vie... trois à tout casser ?! Et toujours pour des raisons bien spécifiques : en temps normal il n'était pas assez fou pour se rendre volontairement malade. Une énorme cuite donc, et après cela d'avoir été écartelé, passé au mixer, et abandonné pour mourir desséché sur le bas de la route depuis une semaine...

Bref, il se sentait... affreusement mal. Mais bien sûr, tout ce qu'il venait d'imaginer était impossible puisqu'il se trouvait sur Pandora (et oui, évidemment qu'il s'en souvenait, comment l'oublier ?!), et qu'il s'était promis de ne jamais boire plus d'un verre sur Pandora, et qu'il n'y existait pas non plus de route... Si seulement il arrivait à se souvenir de ce qu'il avait fait juste avant... ça c'était plus dur... beaucoup plus dur... tellement qu'il renonça à l'idée d'y réfléchir, un mal de tête menaçant de jaillir s'il faisait un quelconque effort de plus. Le plus facile, ce serait donc de savoir où il était. Question à laquelle il trouva rapidement la réponse, même si ouvrir les yeux semblait être un véritable supplice. Bien heureusement, aucune lumière artificielle, seule celle de la nuit crépusculaire, ne baignait sa chambre, sans quoi ses yeux secs et fatigués n'auraient pas apprécié. Il lui fallut déjà quelques instants pour que sa vision passe du flou à "l'a peu près normale". Ce n'est qu'alors qu'il reconnut une pièce de l'infirmerie. Logique, tout à fait logique, vu son état.

Le son d'une porte pneumatique que l'on fait coulisser lui fit tourner la tête, lentement (il n'osa pas la soulever), et il aperçut une personne, une doctoresse vue ses formes et sa tenue, s'avancer après avoir refermé le sas anti-contamination. Ce n'est que lorsqu'elle fut très proche qu'il put apercevoir sa peau matte et ses traits fins, reconnaissant ainsi Saona. Il aurait bien voulu lui sourire pour la saluer, mais il n'en avait tout simplement pas la force. Il tenta donc de prononcer ne serait-ce qu'un mot, mais un son à peine articulé franchit ses lèvres : sa gorge et sa bouche, il s'en rendait compte maintenant, étaient affreusement sèches. Bougeant légèrement sa main posée au dessus des draps, il fit donc un signe vers sa gorge, mais même sa main était tremblante. Raven se donnait l'impression d'un octogénaire en soins paliatifs, s'en était frustrant.

La soirée qu'elle venait de passer resterait assurément gravée dans sa mémoire. Elle n'avait que très peu fréquenté ce jeune homme et cette conversation qui avait duré de longues minutes était bénéfique pour chacun d'entre eux, du moins elle le pensait. Elle ne se rappelait plus exactement comment ils en étaient arrivés à se retrouver seuls, tous les deux, ni même comment ils avaient entamé la discussion, mais le fait est qu'ils avaient pu parler franchement et que cela avait permis au médecin de connaitre un peu mieux la personnalité du protecteur. Et elle n'avait pas été déçue. A présent, elle comprenait. Oui elle comprenait pourquoi sa meilleure amie, sa sœur de cœur, en pinçait pour lui. Shane Hawkes était un garçon plus qu'attachant et au charme incontestable. Loin d'elle l'idée de devenir la concurrente directe de son amie, mais elle ne pouvait que reconnaitre que le jeune homme était plutôt mignon et charmeur. Elle ne craquait pas pour lui, loin de là, cela ne l'empêchait cependant pas d'avoir un avis sur la question. Il était tout à fait le genre de type pour lequel Leanne craquait. Ce genre de bad boy cachant une personnalité tout à fait tendre, c'était exactement le type de la jeune blonde. Sourire aux lèvres, Saona se dirigeait lentement vers l'infirmerie, où elle était de garde cette nuit-là. Elle bailla, se morigénant de n'avoir pas fait une plus longue sieste pendant l'après-midi, et pria pour que la nuit soit calme. Il y avait de fortes chances pour qu'elle le soit, étant donné qu'il n'y avait, finalement, que 400 personnes dans cette Tortue, et que parmi eux, les trois quarts dormaient à point fermé, à présent.

En chemin, elle repensa à ce que Shane et elle avaient évoqué. Comment en étaient-ils arrivés là déjà ? Elle ne parvenait pas à remettre la main dessus, décidément ! Peu importe. Ils s'étaient retrouvés au réfectoire de la Tortue, cette structure qui les abritait sous sa forme particulière, assis l'un en face de l'autre. Bien sûr, ils se connaissaient auparavant, Saona avait eu l'occasion de lui parler quelques fois, puisqu'il était un ami de sa meilleure amie. Mais ils ne se connaissaient pas bien, et puis ils n'avaient jamais eu de grandes conversations. Ils en étaient toujours restés au « Salut ça va ? Quoi de neuf ? » habituels. Ce soir, pourtant, les choses avaient changé. Ils avaient abordé des thèmes beaucoup plus personnel. Enfin, UN thème. Leanne. Voilà, ça y est, elle se souvenait. Elle lui avait demandé comment ils avaient fait connaissance, tous les deux, dans la conversation, faisant semblant de ne pas s'en souvenir, et inévitablement, le sujet avait dévié sur les sentiments que le jeune homme éprouvait envers elle. Bien sûr, il n'avait rien avoué de but en blanc, c'était un homme après tout, il ne fallait pas trop lui en demander quand il s'agissait de sentiments. Mais il avait parlé d'elle d'une manière bien trop tendre pour être anodine. Manifestement, il refusait d'avouer à Leanne qu'il avait des sentiments plus profonds qu'elle ne se l'imaginait. Mais Saona n'avait pas été dupe. Ses yeux pétillaient, et il en parlait comme seule une personne se souciant d'elle pouvait le faire. Il lui portait beaucoup d'intérêt et sans que Saona puisse affirmer que ses sentiments étaient aussi profonds que ceux que Leanne lui portait, elle pouvait aisément conclure qu'il y avait quelque chose de plus important qu'un simple désir de coucherie.

Ainsi, elle avait passé sa soirée à écouter le jeune homme parler de sa meilleure amie, à lui poser des questions, à essayer d'en savoir plus sur lui, et elle était ravie de pouvoir le connaitre mieux. Elle ignorait s'il avait passé une aussi bonne soirée qu'elle, mais elle était vraiment ravie de pouvoir passer du temps avec lui afin de mieux le connaitre. Elle était certaine que cela ferait plaisir à Leanne de voir les deux personnes les plus importantes de sa vie s'entendre à merveille. Saona était bien décidée à travailler sur sa relation avec Shane afin de non seulement faciliter la tâche à Leanne, mais aussi de lui faire ce plaisir et de ne jamais à avoir à se poser de questions concernant leur future entente. En d'autres termes, elle prenait les devants en pensant à son amie.
Le sourire aux lèvres, elle arriva donc à l'infirmerie. Elle salua le médecin qui avait été de garde jusque là et le déchargea de ses fonctions pour le reste de la nuit. Elle prit note des différentes nouveautés qui avaient eu lieu durant la journée et fut ravie d'apprendre que le responsable de l'expédition se portait mieux. La fièvre était enfin tombée, et il allait pouvoir reprendre des forces, même si la bataille n'était pas terminée pour lui.
Saona fit le tour des autres patients, récoltant les dernières infos pour chacun d'eux, puis décida de terminer par le grand manitou, un homme qu'elle respectait énormément et qu'elle admirait beaucoup également. Elle enfila masque, gants et blouse avant de se faufiler dans le sas de protection des contagions. Enfin, elle entra dans la pièce où Raven Galloway reposait. Elle s'avança lentement vers lui tandis que Raven tournait doucement sa tête vers elle. Elle lui sourit, et bien qu'il ne put voir sa bouche, il avait dû déceler ce sourire à ses yeux plissés.
Il essaya de parler mais un son inarticulé sortit de sa gorge qui devait être sèche. Il fit signe qu'effectivement un peu d'eau lui ferait du bien.

Bonsoir Monsieur Galloway... je suis ravie de vous voir enfin éveillé ! Ça fait plaisir ! Je vous apporte de l'eau tout de suite.

Elle tendit le bras pour s'emparer du verre d'eau qui reposait sur la tablette un peu plus loin et fit remonter doucement le haut du lit. Elle porta ensuite le verre d'eau à ses lèvres et l'aida à s'abreuver. Il était extrêmement faible, ses membres tremblaient, il allait encore avoir besoin de plusieurs jours pour se remettre.

Voilà... comment vous sentez-vous ce soir ? Pas trop fatigué ? Pas trop courbaturé ? Vous nous avez fait une belle frayeur, vous savez ! dit-elle gentiment en lui souriant à nouveau. Elle savait qu'il allait avoir besoin de toute son énergie pour parler et lui laissa donc le temps d'y aller en douceur.

La jeune femme semblait de bonne humeur sous la couche de protections dont elle s'était revêtue. Son sourire semblait si sincère que, malgré la situation légèrement inquiétante dans laquelle il se trouvait, Raven ne doutait pas que rien de grave ne le guettait dans cette chambre isolée. Tant mieux, un court instant il s'était inquiété de ces mesures de sécurité (pas seulement pour lui, mais pour l'expédition dans sa globalité). L'esprit encore embrumé, il n'arrivait pas à ce souvenir de ce qui aurait pu nécessiter toute cette prudence. Il fallait espérer qu'il n'y ait pas d'autres patients que lui. Que l'expédition commence aussi mal son séjour sur Pandora, après la découverte des mercenaires et la rencontre mouvementée des Na'vis, l'aurait inquiété et agité. La préparation sur Terre c'était pourtant si bien déroulée. Mais ici, dans ce nouveau système solaire, les règles étaient différentes, et de nombreuses surprises les attendaient, pas toujours en bien.

Saona anima le lit pour que sa tête se relève et Raven apprécia cette nouvelle position. Il était las de rester allongé, ses muscles semblaient lui dire qu'il était dans cette position depuis un moment, mais il était incapable de se redresser uniquement par lui-même. Il accepta le verre d'eau qu'elle lui tendit avec soulagement. Il voulut le prendre entre ses mains, mais Saona s'était rendue compte avant lui qu'il était trop faible pour tenir le récipient sans en renverser la moitié. C'était quelque peu mortifiant, mais il était trop fatigué pour s'en soucier et il avait confiance en la jeune femme pour ne pas se moquer de cette faiblesse. Il se contenta donc de pencher la tête pour accéder au verre d'eau, dont il but le contenu tout d'abord à petites gorgées, comme pour réveiller son corps, puis plus goulument lorsque l'appel de la soif fut plus important que celui de la prudence. Il vida donc le verre assez rapidement avant de se reposer contre ses coussins, un peu soulagé par cet apport d'eau. Il se racla alors la gorge sans douleur et moins de gêne, fermant les yeux de soulagement à cette sensation.

Saona reprit la parole. Sa voix était douce et posée, ainsi, même dans le silence religieux de l'infirmerie durant la nuit et l'esprit fatigué de Raven, ce son n'était pas dérangeant, plutôt agréable même. Il esquissa un sourire un peu faible pour la rassurer, le coin de ses lèvres se redressant sans beaucoup de force. Il réalisa distraitement que la jeune femme devait être de garde pour la nuit. D'ordinaire elle passait plus de temps dans le quartier des Avatars qu'à l'infirmerie, comme l'exigeait son rôle. Mais elle n'était pas pour autant dispensée du système de roulement que tout le personnel médical appliquait.

« Comme un vieux grabataire, cassé en morceaux. »

« Que s'est-il passé ? »

Le fait que Saona parle de frayeur l'intriguait. Il avait encore du mal à se souvenir de ce qui s'était passé pour qu'il atterrisse à l'infirmerie. Quelques vagues bribes de mémoire flottaient, plus ou moins hors de portée de son esprit fatigué. Il se souvenait vaguement d'une réunion du Conseil durant laquelle ils avaient discuté... de ce dont ils discutent d'habitude, et des nouveautés qu'entrainait Pandora... Il se souvenait aussi d'un visage juste au dessus du sien. Killian ? Tout ça restait flou et frustrant.

« Pourquoi êtes-vous... ? »

Une étincelle de souvenir obscure sembla soudainement se rapprocher de sa conscience, et il se rappela vaguement des silhouettes ainsi accoutrées s'agitant autour de lui. Il était incapable de situer temporellement et géographiquement ce souvenir, il semblait aussi nébuleux que ce genre de rêves que l'on fait et qui vous ont semblé si réels que vous avez du mal à les détacher de la réalité s'étant produite...

« Je crois que j'ai fait des cauchemars avec cet accoutrement dedans... »

Le chef de l'expédition but d'abord doucement puis goulument son verre d'eau, avec l'aide de Saona. Il se reposa ensuite sur ses coussins, semblant soulagé, et ferma les yeux quelques instants. Saona se félicita d'être venue le voir en dernier lieu. Ainsi, elle pouvait passer plus de temps en sa compagnie.
Elle ne pouvait prétendre bien connaitre Raven Galloway, mais elle en savait un minimum sur lui. Elle avait partagé nombre de repas avec lui et avait appris énormément de choses au cours de ces conversations scientifiques et culturelles, qu'elle avait partagé avec sa tante. C'était des souvenirs qu'elle n'oublierait jamais, et depuis que sa tante les avait quittés, elle devait reconnaitre qu'elle s'était un peu plus accrochée à l'amitié qu'elle avait pour le diplomate. Il ne devait pas le réaliser ni même en avoir connaissance, mais elle avait tout fait pour se rapprocher de lui. Il était le seul vestige vivant qui prouvait que sa tante avait été de ce monde, et qu'elle avait été une grande personne, quelqu'un de reconnu, quelqu'un qu'on ne pouvait qu'admirer et respecter. Raven était son ami et pour cette raison, Saona ne pouvait se résoudre à se détacher de lui, quitte à en finir par l'étouffer un jour ou lui faire peur. C'était plus fort qu'elle, il était ce qui la rapprochait le plus de sa tante et cela lui faisait du bien – tout en lui faisant terriblement mal.
En outre, Galloway était un homme que Saona admirait avec beaucoup de respect. Il avait fait de grandes choses dans sa vie et était un homme droit et juste. Elle ne pouvait être indifférente à cela, désirant secrètement arriver un jour à sa hauteur. Il lui était même arrivé, parfois, de se demander si elle n'était pas amoureuse de lui. Mais c'était ridicule, c'était seulement une énorme admiration doublée d'un sentiment d'attache parce qu'elle avait perdu quelqu'un de cher et qu'il le lui rappelait indirectement.

Lui souriant amicalement, la jeune femme lui donna le temps nécessaire pour se remettre doucement. Il n'était pas en forme, mais qu'il se soit éveillé et puisse parler était déjà un grand pas vers la guérison.
Elle lui demanda comment il se sentait et il esquissa un sourire. Elle l'observa attentivement. Il semblait épuisé. Sa réponse ne fut pas bien différente, il se sentait comme un vieux cassé de tous les côtés. Elle émit un petit rire, au moins il avait encore le sens de l'humour, c'était bon signe. Sa voix était inhabituellement grave et enrouée, et il se la racla avant de poursuivre. Il lui demanda ce qui s'était passé, ne s'en souvenant manifestement pas. Saona fronça légèrement les sourcils, bien qu'elle mette cette petite perte de mémoire sur le compte de la fièvre. Mais il faudrait surveiller cela de près.
Il demanda également pourquoi elle était ainsi vêtue de la tête au pied, sans même achever sa phrase. Soudain, il sembla reprendre quelques forces tandis qu'il disait avoir fait des cauchemars avec des personnes portant le même accoutrement qu'elle, se moquant de lui-même.
De toute évidence, il n'avait que des bribes de souvenirs épars et ne parvenait pas à mettre de l'ordre dans tout cela. Saona était bien placée pour l'éclairer, et elle se fit un plaisir de le faire.

Vous finissiez votre réunion avec les chefs des différents groupes de l'expédition, et vous vous êtes écroulés. D'ailleurs, vous avez eu un joli coup à l'arrière de la tête. Killian s'est chargé de vous et a fait appel à une équipe médicale, et on vous a transporté à l'infirmerie. Cela ne vous dit rien ? demanda Saona gentiment.

Elle ne s'inquiétait pas outre mesure qu'il n'ait que de vagues souvenirs de l'incident, la fièvre venait à peine de tomber et il venait seulement de se réveiller. Il était perdu et son esprit devait être brumeux. Elle espérait seulement que cela ne dure pas. Son coup sur la tête avait été quelque peu violent et il se pouvait que quelques conséquences viennent s'en mêler. Toutefois, rien d'alarmant ne s'était signalé jusqu'à présent.
Elle ajusta son masque sur son visage, et vérifia d'un coup d'œil les constantes de son chef. Tout était parfaitement normal, du moins comme cela pouvait l'être.

Nous pensons que vous avez été victime d'un pathogène en vous exposant sans masque lorsque vous avez rencontré les Na'vis. Nous avons donc pris toutes les précautions nécessaires afin de prévenir toute contagion. Mais il semblerait que ce ne soit en aucun cas contagieux. Vous êtes le seul cas recensé, fort heureusement. Tout devrait rentrer dans l'ordre rapidement, Monsieur Galloway.

Elle sourit à nouveau afin de le rassurer. Elle savait combien la fièvre pouvait être déstabilisante et généralement les patients aimaient savoir qu'ils allaient se rétablir rapidement. Raven, sûrement d'autant plus qu'il avait du travail et une expédition à diriger.

Je crois que la réalité et vos différents rêves sous l'emprise de al fièvre et des médicaments se sont mélangés dans votre esprit. Tous les médecins et infirmières qui viennent vous soigner sont munis des mêmes précautions que moi et il se peut que vous ayez eu des moments de conscience, mais qu'ils ne soient que peu clairs. J'ai bien conscience que tout cela est confus, mais rassurez-vous, dans deux ou trois jours, tout sera rentré dans l'ordre. Vous devriez être sur pied d'ici peu ! Toutefois, il faudra y aller doucement !

Saona marqua une pause. Elle s'enfouit dans ses souvenirs et ne put s'empêcher de revoir Raven à l'enterrement de sa tante. Ça s'était passé pendant l'entrainement en Guyane, et non seulement on l'avait autorisée à quitter les lieux pour aller rendre un dernier hommage à sa tante, mais Raven lui-même s'était déplacé. Un geste qu'elle avait grandement apprécié. Pourtant, elle n'avait pas eu l'occasion de lui parler ce jour-là, et n'avait jamais eu l'opportunité de le remercier directement. Elle hésita, mais profita qu'il soit possible que Raven ne se souvienne pas de ce qu'elle allait dire.

J'ai beaucoup apprécié que vous veniez à l'enterrement de ma tante. Cela m'a quelque peu consolée. Je vous ai toujours admiré et... j'étais heureuse qu'elle ait quelques amis comme vous. J'aurais aimé que cela dure plus longtemps... mais au moins, je ne l'ai pas abandonnée, elle aussi... dit-elle doucement en baissant les yeux, pensant à sa sœur.
Parce que si Leanne avait réussi à lui ôter ce sentiment de culpabilité, celle d'avoir abandonné sa sœur au profit de son rêve, un sentiment d'inquiétude subsistait, et elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'elle avait été égoïste, même si elle était consciente que cela était bon pour elle comme pour sa petite sœur.

Raven, d'ordinaire observateur, était trop fatigué et distrait par ses propres préoccupations pour remarquer le trouble et les pensées tumultueuses de Saona. Remarquez, c’était le cas assez souvent depuis deux ans. A force d’être assailli de soucis pratiques et moraux, de responsabilités et de demandes diverses et variées, le diplomate avait ployé sous le poids de ces charges, au détriment de sa disponibilité et de son ouverture habituelle. Il avait été un temps où il avait l’œil pour remarquer lorsque l’un de ses collaborateurs était préoccupé, et où il prenait toujours le temps pour en discuter si ces personnes le souhaitaient. Aujourd’hui, s’il était toujours tout autant prêt à aider, il manquait de temps et d’attention, et ratait souvent les signes qui, autrefois, lui auraient paru évidents.

Actuellement, il était trop occupé à essayer de forcer son esprit à percer la brume épaisse qui semblait entourer sa mémoire des derniers jours (puisqu’il avait bien compris que vu son état, il ne s’agissait pas simplement de quelques heures, à son grand damne : que s’était-il passé pendant son inconscience ? Rien d’important, il fallait l’espérer). En vain. Plus il essayait de se forcer et plus il s’enfonçait d’autant plus profondément dans cette purée de pois qui lui filait une méchante migraine. Ainsi, la réponse de Saona fut comme un rayon de soleil dispersant la vapeur d’eau en suspension dans l’air : sachez ce que vous cherchez, et vous le trouverez bien plus facilement que si vous le faites à l’aveuglette.

« Si, maintenant que vous le dites... »

Il avait le vague souvenir de s’être levé à la fin de la réunion, d’avoir chuté, perdant conscience des principes de haut et de bas, atteint d’un fort vertige ; et puis les appels de ses collègues, et le visage de Killian au-dessus de lui, beaucoup plus net maintenant qu’il se rappelait peu à peu.

A la mention d’un coup à la tête, Raven fit glisser son bras le long des couvertures et de l’oreiller. Il inclina la tête sur le côté, et du bout des doigts il effleura l’arrière de son crâne. Ce simple toucher confirma les paroles de Saona, envoyant une décharge de douleur lui faisant passer l’envie de vérifier d’un peu plus près. Maintenant il comprenait mieux pourquoi cette douleur qui le tançait de temps à autres. Il grimaça en reposant sa main sur les draps.

« Au cas où j’oublierais de nouveau, cette bosse devrait me rafraichir la mémoire. »

« Bien. Tant mieux. J’ai toute confiance en votre équipe. Le principal est que ce soit un événement isolé. »

Il hocha donc la tête docilement aux explications et instructions de Saona, espérant de tout cœur que son rétablissement serait aussi rapide et complet que le laissait entendre la jeune femme... pour le bien tous : du staff médical comme de lui-même ! Et s'il pouvait avoir un sommeil un peu plus reposant que les jours précédents, du style à ne pas être hanté par du personnel en tenue de cosmonaute, ce serait encore mieux. Lui qui était rarement malade, d'autant plus depuis la fin de son adolescence, n'était définitivement pas patient et à l'écoute de son corps. Aujourd'hui, celui-ci semblait se venger, réclamant son attention partout à la fois. Ses mains étaient crispés, ses doigts courbés comme des serres, probablement par la fièvre et les crampes qu'elle avait entrainé. Raven se força à déplier, tendre puis replier ses doigts, cherchant à les relaxer et à faire disparaitre cette sensation de fourmillements dans les phalanges. Ainsi, lorsque Saona reprit la parole, il releva la tête, un peu distrait, puis surpris de la direction qu'avait pris la discussion soudainement. L'esprit fatigué de Raven marqua une pause avant de suivre docilement le mouvement. Maintenant qu'on lui flanquait l'évidence sous le nez, ses vieilles habitudes reprirent le dessus.

« Je vous en prie Saona... »

« Votre tante était une amie chère, et une grande dame. Aussi courte fut sa vie, elle fut prolifique et heureuse, avec vous et votre soeur à ses côtés. Elle serait extrêmement fière de vous aujourd'hui, j'en suis convaincu. Et elle vous dirait, comme je vous le dis aujourd'hui, que vous n'avez nulle raison de vous sentir coupable. Je connais mal votre soeur, mais je ne doute pas que c'est avec fierté qu'elle aura mentionné à ses proches votre participation à cette expédition. »

« Bientôt, nous aurons des nouvelles de la Terre, et nous pourrons leur transmettre nos rapports. Votre coeur trouvera alors ses réponses. »

Las, il laissa ses mains retomber sur les draps et ses yeux se refermer quelques instants. Les visages de ses enfants s'imprimèrent alors sur ses paupières, leurs sourires le rassérénant autant qu'ils lui manquaient. Lorsqu'il rouvrit les yeux et tourna la tête vers Saona, il avait une expression sérieuse et extrêmement sincère.

« Je comprend votre peine et vos doutes. Ils sont tout à votre honneur, et durs à porter. Mais vous n'êtes pas seule... »

Avec les paroles de Saona, Raven sembla quelque peu rassuré. Il semblait se souvenir vaguement de ce qu'il s'était produit lorsqu'il s'était écroulé à la fin de la réunion avec les chefs des divers groupes de l'expédition. Saona afficha un sourire, satisfaite que les souvenirs reviennent peu à peu, avec un peu d'aide.
Elle avait vu de nombreux cas d'amnésie durant ses études et son travail en tant que neurologue, et la plupart du temps, ce n'était que temporaire, ou léger. Mais lorsque l'oubli persistait, cela détruisait de nombreuses vies. Comment réagir lorsque votre propre mari ne se souvient même pas de vous ? Ne connait même pas votre nom ? Et ignore tout de l'amour que vous vous portiez alors, quelques jours plus tôt ? Il était difficile de vivre avec ce genre d'épreuves, ne sachant pas s'il fallait seulement attendre que ça revienne ou perdre directement tout espoir et passer à autre chose. Il était difficile de dire si les souvenirs reviendraient ou pas.
Bien sûr, le cas de Raven n'était pas aussi grave, mais il s'agissait du chef de l'expédition, et qu'il perde la mémoire sur certains évènements ne pouvait pas être toléré. Ainsi, Saona était heureuse de voir que la brume dans son esprit semblait se dissiper peu à peu.

Galloway chercha des doigts une quelconque bosse sur l'arrière de son crâne, semblant se rappeler qu'il avait reçu un coup, comme Saona le lui avait fait remarquer. Il grimaça au toucher de l'endroit sensible et reposa sa main. Il fit une pointe d'humour, disant que la bosse ne lui permettrait plus d'oublier, puis écouta les paroles du médecin sur ce qu'il lui était arrivé. Il fut rassuré d'entendre qu'il était le seul cas détecté et affirma qu'il faisait toute confiance à l'équipe médicale, ce dont ne doutait pas Saona, puisqu'il les avait lui-même choisis.
Le silence se fit quelques instants, et Saona se perdit dans ses pensées l'espace d'un moment. Sa tante, sa sœur, la Terre, toute cette histoire qui était la sienne, et qui avait du mal à la quitter depuis qu'elle était ici. Il était inévitable qu'elle pense à tout cela en présence d'un des plus grands amis de sa défunte tante. Elle l'avait vu à son enterrement et n'avait pu lui parler. Il fallait qu'elle le remercie d'être venu, il fallait qu'elle parle de sa tante. Il était le seul à la connaitre vraiment ici. Leanne l'écoutait, la rassurait, mais seul Raven pourrait réellement savoir ce que sa tante penserait de sa nièce en ce jour où elle n'était plus. Saona, comme une petite fille, en avait besoin. Elle devait parler, elle devait sortir ses craintes de son esprit, et être rassurée. Obligeant Raven à endosser ce rôle malgré lui, elle espéra seulement qu'il ne lui en voudrait pas, et ne s'en souviendrait même peut-être pas.
Il sembla surpris par la tournure de la conversation et la regarda un moment. Elle baissa les yeux, intimidée.

Saisissant ses doigts gantés, il repoussa ses remerciements, tandis que la jeune femme relevait la tête pour le regarder dans les yeux. Il qualifia sa tante d'amie chère et de grande dame, ce qui fit sourire Saona, et en arriva à ce qu'attendait cette dernière. Il était persuadé que sa tante serait fière d'elle et qu'elle lui dirait de ne pas culpabiliser, comme il avait facilement deviné qu'elle le faisait. Il assura que sa sœur devait être, elle aussi, extrêmement fière de sa sœur, chantant sûrement à tue-tête que cette dernière était sur Pandora.
Tout comme Leanne, il lui promit que les nouvelles de la Terre ne tarderaient pas, et que des rapports seraient alors envoyés à leur tour. Elle allait être rassurée et apaisée.
Soulagée que Raven confirme les dires de sa meilleure amie, elle rit discrètement en baissant à nouveau les yeux, se sentant tout à coup très stupide. Elle réalisa qu'il n'y avait pas qu'en présence de Lorenzo qu'elle se comportait comme une adolescente, et aurait voulu se gifler de s'être montrée si puérile. Non seulement elle se comportait en gamine avec l'homme qui la faisait vibrer, mais il fallait en plus qu'on la materne, à présent. Soupirant intérieurement, elle pria pour que Raven ne perde pas la confiance qu'il avait mise en elle en la voyant si... petite.
Pourtant, la réaction de Raven fut toute autre. Il ferma les yeux, laissant retomber ses mains, et se reposa quelques secondes. Puis, il la regarda, tournant la tête, lui affirma qu'il comprenait sa peine, et ses doutes. Mais elle n'était pas seule.

Se sentant soudain légère, très légère, beaucoup plus légère qu'elle n'aurait dû, un élan la saisit. Se redressant, elle se rapprocha de Raven et, son visage près du sien, elle vint déposer ses lèvres sur les siennes. Un baiser bref et tendre. Elle se recula, sourit, puis se rassit. Aussi vite que sa légèreté était apparue, son sourire disparut. Elle devint blême, malgré sa peau foncée, et réalisa avec horreur ce qu'elle venait de faire. Sa main sur sa bouche, elle étouffa un cri. Elle voulut se relever, mais un vertige la saisit. Elle retomba directement, mais le choc la fit vaciller au sol. La chaise tomba avec elle dans un grand fracas, et Saona s'évanouit.
Elle reprit connaissance quelques secondes plus tard, et parvint à se rassoir sur le sol. Elle regarda Raven, qui semblait inquiet. Mais elle était incapable de remettre ses idées en place. Tout ce qu'elle savait, c'est que quelque chose ne tournait vraiment pas rond. Et qu'elle venait de commettre l'acte le plus ridicule qu'il soit. Soudain, elle se mit à rire, totalement délirante.
C'était comme si ses moments de lucidité et de délire se succédaient et s'entrechoquaient. Un coup, elle réalisait avec effroi ce qu'elle venait de faire et s'en voulait à mort, un coup elle trouvait ça tout à fait hilarant et totalement délire.
Oui, elle était en plein délire.
Elle avait bien transpiré quelque peu depuis le début de sa garde, certes, mais avec tout cet accoutrement, on ne voyait pas que ça s'était aggravé. En réalité, Saona était trempée. Elle souffrait d'une forte fièvre et cela avait eu un effet délirant. Un effet qui l'avait poussée à interpréter les regards de Raven d'une manière totalement stupide. Car jamais Saona n'aurait fait chose pareille en ayant toute sa lucidité. Elle n'était même pas attirée par lui ! Certes, elle l'admirait et l'aimait beaucoup, mais d'une toute autre manière. C'est de Lorenzo qu'elle était amoureuse, et jamais une telle situation ne se serait produite si elle n'avait souffert de cette fièvre soudaine.
La tête lui tournait à présent, et elle prévint Raven qu'il vaudrait mieux que quelqu'un vienne s'occuper d'elle. Elle se recoucha sur le sol, et perdit à nouveau connaissance.

Être séparé des siens n'étaient jamais facile, quelque soit l'âge, quelque soit la maturité. Pour n'importe quelle personne n'ayant pas le coeur blindé d'un solitaire, être à des années lumières de ses proches, ne pas savoir comment ils allaient, comment leur vie se déroulait, c'était naturellement dur. Ainsi, Raven n'avait nul jugement négatif sur les inquiétudes de Saona, bien au contraire. Il était bien placé pour les partager et savoir ce qu'elle vivait. Lui-même souffrait de ne pas savoir ce qu'étaient devenus ses enfants, s'ils allaient bien, s'ils avaient réussi leur vie, s'ils étaient heureux... Le choix de venir sur Pandora avait été dur et restait dur. Tant qu'ils n'auraient pas quelques nouvelles, enfin, de ceux qu'ils avaient laissé sur Terre, une bonne partie des membres de l'expédition resterait le cœur lourd. Autant pour lui, personnellement, que pour le bon fonctionnement de l'expédition, Raven attendait donc avec impatience une communication qui répondrait à toutes leurs questions. En attendant ils ne pouvaient que tenir, le cœur lourd et les pensées encombrées d'inquiétude. Il était normal que de temps à autres ces inquiétudes voient le jour. Même si Raven, avec l'âge, l'expérience et les responsabilités, se forçaient à rester imperturbable face au reste de l'expédition, en privé il n'en menait pas toujours large non plus. Il n'en voulait donc pas à Saona, qu'il connaissait depuis plusieurs années, elle ainsi que sa famille, de s'ouvrir à lui sur ses craintes. C'était normal de vouloir en parler à ceux qui peuvent comprendre.

C'était ce pourquoi il avait prononcé ces quelques mots d'encouragement à Saona, en toute sincérité. Mais il ne s'attendait certainement pas à une telle réaction. En la voyant se redresser, le regard un peu vitreux et fixe, elle pensait qu'il avait quelque chose sur la figure, qu'elle venait de remarquer et qui l'inquiétait. Mais son visage se rapprocha du sien, et avant que le cerveau fatigué de Raven ne puisse saisir ce qui se passait, des lèvres douces et tendres ses posèrent sur les siennes. Le contact fut bref, doux... comme le baiser d'un papillon. Particulièrement surpris, le diplomate fixa Saona, attendant une explication. Mais elle lui sourit simplement, comme si tout cela n’avait rien d’étrange. Encore, si elle l’avait embrassé sur la joue, il aurait pu éventuellement comprendre… ça aurait été un peu trop familier étant donné qu’il était son supérieur, mais ils se connaissaient depuis assez longtemps et avait toujours eu une relation un peu paternelle. Mais là… ?! La jeune femme ne lui avait jamais semblé du genre à s’amouracher si rapidement et encore moins à être aussi expressive dans ses sentiments. Etait-il encore en train de rêver, de ces rêves bizarres induits par la fièvre ?

Mais avant qu’il n’ait pu prononcé un mot pour s’enquérir du pourquoi de ce geste, la jeune femme noire de peau perdit tout sourire, et toutes couleurs… En la voyant porter la main à sa bouche et pousser un petit cri, il comprit que quelque chose ne tournait pas rond. Il voulut se redresser un peu, sur un coude pour tendre la main vers Saona, mais elle se leva puis retomba violemment sur sa chaise, qui bascula au sol. La jeune femme s’affala de tout son long et Raven ne la vit plus bouger. Mais que se passait-il donc ?! Malgré sa fatigue et ses courbatures, il se fit violence pour se redresser sur son coude et se pencher par dessus le bord de son lit.

« Saona ! »

Elle sembla reprendre connaissance, rassurant au moins un minimum Raven. Mais avant qu’il n’ait pu lui demander si elle se sentait bien, elle se mit à rire soudainement, à plein poumons, sans raison. Ça répondait clairement à sa question non posée : non, elle n'allait pas bien, et loin de là même. Si elle n'était pas en pleine forme l'instant d'avant, Raven aurait pu la prendre pour une folle échappée de l'asile... Il n'était pas psychothérapeute, mais c'est l'impression que ça donnait. Saona n'eut même pas besoin de lui dire qu'elle avait besoin d'aide - elle semblait au moins être capable de quelques instants de cohérence, voilà qui était un minimum rassurant ! Il tâtonna autour de son lit pour trouver le boitier d'appel d'urgence. Ses mains maladroites butèrent contre un objet qu'il saisit. En voyant un bouton avec une petite cloche, il n'hésita pas à appuyer : Saona venait à nouveau de perdre connaissance.

Le temps qu'un infirmier remarque l'appel, se vêtisse des protections obligatoires, et pénètre dans la chambre confinée, Raven avait tenté de se lever. Il ne pouvait pas laisser la pauvre Saona dans cet état. Repoussant ses couvertures, il fit glisser ses jambes de côté, les laissa pendre sur le bord du lit, et poussa sur ses coudes pour se redresser en position assise. Il fit pause là, la tête lui tournant et ses yeux se brouillant de noir à cause du changement de position. Quelques inspirations plus tard, tout allait bien semblait-il. Il prit donc le risque de mettre un puis deux pieds par terre, s'appuyant toujours sur le lit de ses bras... et il eut bien raison car ses jambes affaiblies et courbaturées eurent du mal à le porter. Mais en y allant lentement, il put se redresser et se décoller du lit. Il attrapa alors la chaise de Saona, qu'il remit sur ses pieds, et s'assit dessus pour être sûr de ne pas tomber. Pas besoin d'imiter Saona. Il se pencha alors sur la jeune femme. Posant deux doigts sur son cou, il trouva son pouls. Il semblait particulièrement rapide, mais il était bien là. Et en passant la main sur son masque, il sentit sa respiration, de même.

« Monsieur Galloway ! Que faites-vous en dehors de votre lit ?! Que se passe-t-il ?! »

« Le Docteur Kalani s’est évanouie. »

« Je me suis réveillé, nous avons discuté, et soudainement elle s’est mise à agir bizarrement et a eu des vertiges, s’est cogné la tête par terre, s’est relevée, puis a perdu connaissance. »

Il se garda bien de mentionner en quoi elle avait ‘agi bizarrement’ exactement. Non seulement il n’y tenait pas personnellement, mais il était évident que ce n’était pas un acte volontaire et conscient, et donc que Saona se passerait bien à son réveil que tout le monde sache qu’elle avait embrassé son supérieur.

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Le Lendemain Matin

Les volets de la chambre étaient baissés pour ne pas déranger la Belle au Bois Dormant dans son sommeil récupérateur. Raven lisait donc à la lumière de sa tablette portable uniquement, plissant les yeux en parcourant les rapports qu'il avait raté durant son "congé maladie". Allongé dans son lit redressé, il portait le pyjama verdâtre de l'infirmerie mais était peigné, rasé et toiletté. Rien que ça l'avait un peu aidé à se sentir plus frais et dispo. Bien sûr, le plateau du petit déjeuner laissé sur une table roulante à côté de son lit avait joué aussi. Même s'il était privé de café (il avait fait son petit scandale mais ça n'avait rien changé, Miriam Wagner était une petite peste quand elle le voulait), un thé et quelques tranches de bains beurrées et tartinées de confiture faisaient un bien fou quand on avait rien mangé de solide depuis des jours.

Raven leva la tête en entendant un peu de bruit provenir du lit partageant sa chambre. Une tête brune émergeait des draps blancs et Raven la vit se tourner vers lui pour fuir la faible lumière provenant de la fenêtre. Il sourit en voyant Saona ouvrir les yeux. C'est qu'elle lui avait fait une belle frayeur quand même ! Il lui laissa le temps de prendre connaissance de son environnement avant de lancer :

« Voilà que nos positions sont inversées ! »

« Ne vous inquiétez pas. Si vous êtes dans la même chambre que moi c'est surtout parce que j'ai tenu à vous garder à l'oeil. Le Docteur Cavanagh a déterminé que je n'étais pas contagieux, et vous non plus. »

« Vous vous sentez mieux ? Ils vous ont donné des antipyrétiques pour la fièvre. Et Cavanagh exige que vous vous reposiez pour au moins trois jours... »

La jeune femme n'avait rien entendu de ce qui s'était passé après qu'elle ait perdu connaissance la seconde fois. Elle n'avait pas conscience de ce qui s'était passé. Tout ce dont elle se souvenait, c'est qu'elle avait fait la chose la plus stupide qui soit de toute sa vie. Son cœur battait la chamade de honte. Elle était éveillée depuis quelques minutes, mais elle avait entendu les pages d'un livre ou d'un quelconque rapport tourner, et savait qu'elle n'était pas seule. Elle ne savait pas de qui il s'agissait, mais elle avait besoin de reprendre ses esprits avant d'affronter la réalité. Comment en était-elle arrivée à une chose pareille ? Qu'allait-elle dire pour justifier un tel acte ? Comment Raven allait-il le prendre ? Il était son patron, le patron de tous, et il était certain que le comportement du médecin avait été plus qu'inapproprié ! Elle n'osait pas encore ouvrir les yeux et se tourner vers la personne présente, qui qu'elle soit. Saona se demandait aussi si Galloway avait déjà raconté ses fameux exploits à quelqu'un, et si tel était le cas, Saona pourrait dire adieu à sa tranquilité dans les couloirs. Tout le monde allait parler sur son dos, elle allait perdre sa crédibilité et serait le sujet de tous les ragots, sans compter les moqueries. Qu'allait penser Lorenzo ? Il allait certainement se dire qu'elle n'était finalement pas si intéressée que cela par sa personne.
Et Leanne ? La jugerait-elle, ou comprendrait-elle ? Saona elle-même ne savait même pas exactement ce qu'il y avait à comprendre, à vrai dire. Elle ne comprenait tout simplement pas ce qu'il lui avait pris. Elle ne savait pas ce qui s'était passé, ses souvenirs étaient flous et elle ne se rappelait pas de tout, ni de ce qui s'était passé dans sa tête à ce moment-là. Son seul souvenir, c'était le visage de Raven qui devenait plus proche, et ses lèvres qui touchaient les siennes. Rien que d'y penser, le cœur de la jeune femme faisait un bond. Jamais elle ne s'était sentie aussi honteuse de toute sa vie. Jamais.

Après quelques minutes de réflexion, elle se vit obligée de se « réveiller » officiellement. Elle avait besoin de tousser et mourait de soif. Elle essaya d'ouvrir les yeux mais la lumière l'agressa, et elle se tourna de l'autre côté, émergeant de ses draps. Elle rouvrit les yeux et croisa le regarde de Raven, posé sur elle, souriant. Elle aurait eu envie de se cacher sous le drap blanc, mais ne put tout simplement plus bouger, son air effaré fixant le responsable de l'expédition. Elle prit néanmoins connaissance de la pièce qui l'entourait. Elle la connaissait bien puisqu'elle la fréquentait souvent, c'était son lieu de travail, après tout.
Son attention se reporta néanmoins sur le chef de l'expédition lorsqu'il prit la parole. Il avait un ton enjoué et naturel, comme si rien ne s'était passé.
Il plaisanta, disant que leurs positions étaient inversées, et lui expliqua qu'elle était dans la même chambre que lui parce qu'il avait souhaité jeter un œil sur elle. Il se voulut rassurant en disant qu'aucun d'eux n'était contagieux, puis poursuivit en demandant comment elle se sentait, et qu'elle devait se reposer pour au moins trois jours. Saona ne savait pas où se mettre. Elle avait envie de demander ce qui s'était passé, mais elle ne souhaitait pas particulièrement s'entendre dire qu'elle avait dérapé et l'avait embrassé ! Pourtant, en dehors de cela, elle ne se rappelait de rien. Il allait bien falloir qu'elle demande des explications, mais le mieux était de commencer par des excuses.

Elle tâcha de se redresser quelque peu, grimaçant car elle était courbaturée par la fièvre. Elle ne savait même pas depuis combien de temps l'incident avait eu lieu, et n'avait aucune idée du nombre d'heures qu'elle avait dormi.
Une fois appuyée sur son oreiller, elle se racla doucement la gorge et but un peu d'eau du verre qui était posé sur sa tablette. Elle prit ensuite son courage à deux mains et affronta à nouveau le regard de Raven.

Je... je suis vraiment désolée pour ce qui s'est passé. Je ne me souviens pas de tout. A vrai dire... je ne me souviens que de ça. Je... je ne sais pas ce qui m'a pris, ce qui s'est passé, il est évident que ce n'était pas dans mes intentions ! Je veux dire... je ne suis pas du tout attirée par vous ! Enfin... je ne veux pas dire que vous n'êtes pas attirant, vous comprenez, non ce n'est pas ce que je veux dire, vous pouvez être tout à fait attirant dans votre genre mais euh... hum... enfin moi je ne suis pas attirée par vous, parce que vous êtes mon supérieur, et ce serait ridicule, d'ailleurs je suis attirée par quelqu'un d'autre, donc vous voyez, ce n'était pas prémédité, je ne sais pas ce qui m'a pris, je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça, c'est ridicule, vraiment ridicule, je...

Elle avait presque parlé d'une traite et reprit son souffle. Elle avait baissé les yeux en parlant, s'embrouillant plus qu'autre chose, mais le releva pour le regarder à nouveau.

Je suis sincèrement désolée, Monsieur Galloway, je pense que la fièvre a dû me prendre, je ne vois pas d'autres explications. Mais je ne sais pas ce qui s'est passé en dehors de cet incident. Je n'ai aucun souvenir du reste et je ne sais même pas depuis combien de temps je suis là. Que s'est-il passé, exactement ? finit-elle par demander, essayant de rattraper sa dignité.

Il ne lui en restait guère, à vrai dire, mais elle faisait avec ce qu'elle avait. Elle espérait juste qu'il parviendrait à lui pardonner, et qu'il ne penserait pas qu'il y avait autre chose derrière tout cela. Elle espérait par dessus tout ne pas perdre sa place au sein de l'expédition, ni même sa crédibilité auprès de ses supérieurs. Mais peut-être que seul Raven était au courant... il fallait qu'elle s'en assure avant de rencontrer le regard des autres.

Est-ce que... l'avez-vous dit à quelqu'un ? C'est terrible, je me sens affreusement honteuse... je ne voudrais pas que cela affecte notre relation, vous comprenez, car tout cela ne signifie rien... absolument rien !

Plus elle parlait, plus elle avait la sensation de s'enfoncer. Il valait mieux garder le silence, finalement !

Rien qu'à observer Saona, Raven comprit que non ça n'allait pas vraiment. Elle le fixait, les yeux écarquillés, le teint blafard, et il craignit un instant que la fièvre soit remontée et qu'elle recommence à délirer. Pas qu'il ait peur qu'elle se jette sur lui pour l'embrasser ou l'étrangler (si elle était capable de faire l'un, qu'est-ce qui l'empêchait de faire l'autre ?), à son humble avis, elle n'était pas encore en état pour, mais si elle était toujours malade c'est que Cavanagh avait peut-être été trop optimiste... Prêt à appeler le personnel médical de garde si cela s'avérait nécessaire - la télécommande était posée sur ses draps, Raven resta néanmoins ouvert et souriant. L'expérience lui avait appris qu'un visage amical aide toujours à calmer autrui.

Mais les gestes suivants de Saona ne furent pas commandés par la fièvre. Elle se redressa un peu et attrapa le verre d'eau qui avait été déposé là par les soigneurs prévoyants. Raven la regarda faire, rassuré par ces gestes maîtrisés et rationnels. Peut être était-ce simplement le choc du réveil... ou, comme il le découvrit rapidement, le souvenir des évènements précédents. Il fut quelque peu surpris lorsque, s'étant raclé la gorge, Saona prit la parole, laissant un flot de mots fébriles et inattendus s'écouler. Réalisant vaguement, au milieu de tout ce fracas, de quoi il était question, Raven réalisé qu'il aurait dû s'en douter. Il fallait avouer qu'il était parti du principe que la jeune femme ne se souviendrait pas de ce qui s'était passé, mais c'était plutôt utopique de sa part.

Il essaya de se redresser pour interrompre Saona, mais le réveil des douleurs dans son crâne et l'ensemble de son corps lui rappelèrent qu'il n'était pas non plus tout à fait remis lui-même. Ce n'est pas parce que la perte de conscience du jeune médecin avait diverti l'attention de sa personne qu'il n'était pas en convalescence. Raven ravala une grimace et se laissa retomber sur ses oreillers. Il essaya de prendre la parole, mais rien ne semblait pouvoir arrêter la jeune femme dans son discours. Lorsqu'elle s'arrêta pour reprendre son souffle, Raven n'eut le temps que de murmurer son prénom avant qu'elle ne reparte de plus belle. Elle lui donnait presque le tournis et il ne retenait que le sens de ses mots. Lorsque le silence revint finalement, Raven se massait le front pour essayer de faire le tri et de faire disparaitre son mal de crâne naissant.

« Saona... Calmez-vous. »

« Je n'ai rien dit à personne. »

« Et je ne vous tiens rigueur de quoi que ce soit. »

Ceci étant dit, les choses étant bien mis au point, il la regarda dans les yeux pour bien lui faire comprendre qu'il était sincère et qu'il n'y avait aucune raison de paniquer. Même s'il n'était pas plus doué qu'un autre homme avec les femmes, ses talents et son expérience de diplomate lui donnaient pas mal d'atouts, notamment : comment ne rien dire qui pourrait vexer autrui, même involontairement. Tout un art de tact et de phrasés neutres. Marcher sur des oeufs, Raven en était presque un maître dans le genre. Maîtriser une femme troublée, ce n'était pas beaucoup plus difficile.

« Après... ce dont vous vous souvenez, vous avez agi de manière incongrue... hystérique serait le mot je pense. Puis vous vous êtes évanouie après un choc à la tête. J'ai sonné l'infirmier de garde qui a pris soin de vous et a appelé le Docteur Cavanagh pour vous ausculter et assurer le rester de la garde. »

« Il a remarqué que vous aviez beaucoup de fièvre, une tension trop élevée, et un état de déshydratation trop important. Vous avez, selon lui, été victime de surmenage, raison pour laquelle il souhaite que vous gardiez le lit. Nous ne sommes que le lendemain matin. »

Il lui adressa un dernier sourire, pour enfoncer le clou. S'appuyant sur ses deux mains, il fit un effort pour se redresser, plus lentement et doucement cette fois-ci. Il tira la table roulante qui trainait à côté de son lit jusqu'à lui, et se versa un peu de thé dans la tasse qu'il avait utilisé pour le petit déjeuner. Sans sa dose de caféine, il fallait bien qu'il compense par une bonne quantité de théine. Il jeta un coup d'oeil à l'horloge de l'autre côté de la chambre.

« Il est onze heures passées, vous avez bien dormi, espérons que cela vous ait reposé. »

« Un peu de thé ? »

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