Dietrich Everhart était professeur de lycée en chimie. Heidi Everhart, née Auttenberg, était quant à elle professeur-chercheur en biologie. Ces jeunes mariés virent leurs projets d'avenir chamboulés par la grossesse imprévue d'Heidi. Mais qu'elle ait été imprévue ne changea en rien le bonheur qu'ils eurent à l'idée d'avoir un enfant ensemble. Evelyn Eleonore Everhart naquit donc le 20 mars 2222, dans une famille heureuse et instruite installée à Berlin. Elle avait trois ans lorsque sa mère décrocha un poste éminent à l'université de Bonn. La petite famille déménagea donc dans cette ville de l'Ouest de l'Allemagne située sur le Rhin. Ils y vécurent très paisiblement, dans un cadre confortable. Evelyn n'eut jamais de petit frère ou de petite soeur : sa mère ayant décidée de se consacrer à sa carrière, elle refusa de perdre encore quelques mois pour une grossesse et un congé maternité. De son avis, son petit trésor d'Evelyn suffisait amplement à son bonheur. Celle-ci était souriante, douce et calme, et aussi brillante que ses deux parents réunis. Un peu trop gâtée d'ailleurs, elle n'eut jamais à faire quoi que ce soit qu'elle n'aimait pas, le sport étant en première position dans cette liste. Sachant qu'elle croulait sous les pâtisseries, on peut imaginer le résultat : quelques kilos en trop. Des kilos qui, en plus du fait qu'elle avait sauté une puis deux classes à l'école primaire, ne firent rien pour l'aider à s'intégrer à l'école.
Evelyn vivait mal cette situation. Mais cela devint bientôt le dernier de ses soucis. En effet, elle allait sur ses dix ans lorsque, durant l'hiver du début d'année 2232, des pluies violentes entrainèrent la crue du Rhin. Une crue démesurée, en plein orage, qui balaya de nombreuses villes à proximité, dont Bonn. Les Everhart vivaient à près d'un kilomètre du fleuve. Mais leur quartier se trouvait au sein d'une petite cuvette. Lorsque l'eau se déversa en torrent dans la zone, ce joli petit trésor d'endroit avec quelques arbres survivants devint donc un piège mortel. Heidi Everhart était depuis la veille à Berlin, pour une conférence. Dietrich était donc seul, avec sa fille. Ils furent surpris au milieu de la nuit par le grondement sourd, rapidement suivi de l'eau qui, dans un torrent violent, pénétra dans la maison par tous les interstices possibles.

Evelyn se réveilla en sursaut alors que le tonnerre résonnait au loin. Crispée sous ses couvertures, elle avait le souffle court, les tripes nouées, sans même savoir ce qui l'avait réveillé si brusquement et ce qui l'inquiétait. Elle tendit l'oreille, craignant peut être un cambrioleur qui profiterait de l'orage pour déjouer l'alarme... mais c'est un bruit tout à fait différent qu'elle perçut au rez-de-chaussée. Comme un bruit de chasse d'eau, en... différent et beaucoup plus important. La porte de sa chambre s'ouvrit brusquement, claquant contre le mur, et elle sursauta, se redressant sur son lit comme un animal surpris. Mais dans l'encadrement de la porte, ce n'était que son père... Un père trempé et livide.
« Papa ? »
Il ne répondit pas tout de suite. Lui fit signe de sortir du lit, d'enfiler ses chaussons, la revêtit de sa robe de chambre, les mains fébriles, mouillant le vêtement sans s'en rendre compte. Puis il la saisit par les épaules et la fixa dans les yeux.
« Ma chérie, je veux que tu sois courageuse. Rien que pour moi, aujourd'hui. D'accord ? Le barrage a dû lâcher. Le rez-de-chaussée est inondé et l'étage risque de l'être aussi. Il faut qu'on monte sur le toit. Qu'on attende les secours. Ça va aller, tu vas voir, ça va aller, je suis là... »
La chambre des parents d'Evelyn était au rez-de-chaussé. Dietrich avait été réveillé juste avant que le courant ne l'emporte, le jetant contre le mur. Il s'était accroché aux meubles, avait nagé contre le courant pour sortir de la pièce avant d'être piégé, et atteindre l'escalier pour retrouver sa fille. Même s'il était trempé, Evelyn pouvait voir de l'eau au coin de ses yeux, qui n'était pas arrivé là par hasard. La peur envahit à son tour Evelyn mais son père ne lui laissa pas le temps de s'inquiéter. Déjà, l'eau montait et ils virent avec horreur le sol de la chambre commencé à être recouvert d'eau. Dietrich ouvrit la fenêtre. Au dehors, il pleuvait des trombes d'eau, et un coup d'oeil à l'extérieur après qu'il eut ouvert les volets lui confirma ses craintes : le quartier était envahi, de bientôt deux mètres d'eau. Se forçant à rester calme, Dietrich fit signe à sa fille qui s'avança, tremblante. Il la saisit par la taille et l'aida à se hisser sur le toit, lui criant par dessus le bruit du tonnerre de s'agripper de toutes ses forces pour ne pas glisser. Evelyn nageait très mal. Lorsqu'il fut assuré qu'elle était en sécurité, il grimpa à son tour. A l'intérieur de la chambre, l'eau lui arrivait déjà aux genoux.
Sur le toit, tremblant et maintenant tous les deux trempés, père et fille se serrèrent l'un contre l'autre, apeurés. Le bord sur lequel ils s'appuyaient allaient cependant céder sous leur poids. A nouveau, Dietrich hissa alors sa fille à bout de bras, sur l'arrête du toit. Mais lui ? Lui n'était pas assez grand pour l'atteindre et le toit glissait plus qu'un toboggan à la piscine. Il dut donc rester là, en équilibre précaire. Il n'arrête jamais de parler à sa fille, pour la rassurer, l'encourager. Les minutes semblèrent durer des heures. Bientôt, l'intensité de l'orage diminua. Mais ils étaient déjà trempés, claquant des dents alors que l'air ambiant devait à peine atteindre les cinq degrés. L'eau autour des maisons sembla enfin arrêter de monter. Mais elle avait déjà atteint le haut de la fenêtre du deuxième étage.
« Tu vois ma chérie ? Ça se calme. Les secours vont pouvoir venir, ils vont nous hélitreuiller. Tu sais ce que c'est n'est-ce pas ? Oui. Alors ne t'inquiète pas, quand ils seront là, ils nous emmèneront en sécurité. Et puis on pourra prévenir maman qu'on est en bonne santé. Ça ne sera qu'un très mauvais souvenir. Tu vas voir. »
Mais Dietrich fatiguait, le froid le gagnait, l'immobilité aussi, sa situation précaire... Il vacilla... Le bord du toit lâcha. Et par delà le tonnerre et la pluie, la seule chose que l'on put entendre dans la vallée fut le cri d'horreur et de désespoir d'Evelyn. Elle manqua dégringoler à son tour, s'agita pour retrouver sa prise, étalée sur le ventre sur l'arrête du toit. Elle fixait l'eau en criant le nom de son père. La tête de celui-ci émergea un court instant, juste assez pour qu'il lui crie : « Reste là Evy ! Je veux que tu vives ! Vie pour moi ma chérie ! »
Et l'instant d'après, il avait disparu.
La suite se passa comme son père l'avait dit. Evelyn ne saurait dire combien d'heures passèrent tandis qu'elle rajoutait toutes les larmes dont son corps était capable à la quantité gargantuesque d'eau qui l'entourait. Mais le bruit des pâles d'un hélico se fit entendre. Elle aurait voulu rester prostrée là, indéfiniment. Mais les paroles de son père lui revinrent en mémoire, alors elle se redressa, agita la main, faiblement, vers l'hélicoptère qui sillonnait les environs. L'instant d'après, un militaire descendait en hélitreuillage auprès d'elle. Il se réceptionna agilement sur le toit glissant, rampa jusqu'à elle, et voyant son visage ravagé par les larmes et la douleur, il n'eut pas le courage de lui demander où était ses parents. Il la saisit dans ses bras, très fort, et alors qu'elle ne pensait plus en être capable, elle pleura à nouveau.

Dans un autre hélicoptère, un journaliste avait filmé toute la scène, y compris son retour sur terre, dans les bras du militaire. En apprenant qu'il s'agissait d'une enfant seule, il avait fait diffusé la vidéo en avant première. Non seulement elle avait ému toute l'Allemagne et au-delà, faisant exploser les records d'audimat, mais elle avait surtout permis à Heidi Everhart d'apprendre que sa fille était vivante... au contraire de son époux.

Mère et fille s'installèrent alors chez les grand-parents maternels d'Evelyn, en Bavière, le temps qu'Heidi puisse prendre de nouvelles dispositions. Profondément marquée, Evelyn refusa tout net de retourner à l'école et suivit donc des cours par correspondance. Dans le même temps, elle fut suivie par un psychologue pour l'aider à se remettre de cette nuit de cauchemar et de la mort de son père. Le corps de celui-ci avait été retrouvé deux semaines après sa disparition, à des kilomètres de leur maison, totalement défiguré par la décomposition. Evelyn mit plusieurs années à s'en remettre, mais après cela elle fut suivie pour son ablutophobie, lorsqu'il devint évident qu'elle ne supportait plus de s'approcher d'une quelconque zone aquatique où elle pourrait perdre pieds. L'adolescence fut donc pour elle une période très difficile de sa vie, mais pas vraiment pour les mêmes raisons que les autres. Ayant eu une poussée de croissance mais refusant régulièrement de manger, elle avait par ailleurs pris une silhouette tout à fait agréable et était devenue une jeune femme charmante qui faisait tourner les têtes. Mais cela l'agaçait et l'intimidait plus qu'autre chose.
Sa mère, qui n'avait pas subi le même traumatisme, eut beaucoup moins de mal à tourner la page. Ce fut d'ailleurs une source de conflits entre elles deux. Evelyn avait alors à peine quatorze ans...

La nuit était bien avancée. Dans l'appartement qu'Heidi et Evelyn avaient pris à Munich, un couple enlacé s'embrassait sur le canapé du séjour tandis que le télé diffusait un quelconque film inintéressant. Des bruits de pas résonnèrent dans leur dos et ils sursautèrent, se redressant pour regarder par dessus leurs épaules. Heidi se raidit en voyant sa fille, en chemise de nuit, la fixer. Et puis celle-ci se détourna, les yeux dans le vide, inexpressive, et Heidi se détendit. Elle se leva en souriant à son amant.
« C'est rien. Une simple crise de somnambulisme, elle ne se souviendra de rien demain matin. » lui expliqua-t-elle sur un ton soulagé. Gentiment, elle ramena sa fille à sa chambre, habituée à ses épisodes qui, au début, l'avaient effrayé mais qui, dorénavant, étaient banaux. Et elle n'avait jamais été aussi reconnaissante qu'aujourd'hui du fait qu'Evelyn ne se souvenait jamais de rien.

Ce n'est pas pour rien qu'Heidi en était soulagée. Car, lorsqu'elle apprit à sa fille, neuf mois plus tard, qu'elle fréquentait un homme depuis un moment et qu'elle souhaitait emménager avec lui... Evelyn le vécut comme une véritable trahison, envers son père. Elle refusa tout net de parler à sa mère et prit le premier train pour la demeure de ses grand-parents. Ceux-ci, au courant, étaient heureux que leur fille ait trouvé quelqu'un d'autre, mais ils n'osèrent jamais en toucher un mot avec leur petite-fille, conscient du fait que le sujet était extrêmement sensible.

Ce n'est qu'un an plus tard qu'Evelyn accepta enfin de rencontrer le nouveau compagnon de sa mère, se rendant compte que son rejet rendait malheureuse sa seule parente encore de ce monde. C'était un homme bien, un chercheur en biologie, lui aussi, d'origine italienne. Plus âgé, il avait d'un précédent mariage un fils, de huit ans l'ainé d'Evelyn, qui travaillait pour une organisation écologique, quelque part en Italie. Il n'essaya jamais de prendre la place de père auprès d'Evelyn, mais se montrait toujours disponible. Elle apprit donc à l'apprécier, malgré elle, et à lui faire confiance. C'est même lui qui lui donna l'idée de son futur métier : avec ses deux ans d'avance, à seize ans, il était temps qu'elle décide des études supérieures qu'elle suivrait. Or, elle était bien tentée par la médecine, mais n'était pas convaincue que ce métier soit fait pour elle. Et d'un autre compte travailler sur les techniques, les méthodes d'améliorer les soins... ça paraissait si tentant... Il lui conseilla alors une grande école d'ingénieur, à Munich, où elle pourrait se spécialiser dans le biomédical.

Evelyn avait trouvé sa voix, et au sein de cette école d'ingénieur, alors que cela faisait des années qu'elle étudiait par correspondance, elle réussit même à s'intégrer sans trop de mal. Deux années de préparation, puis trois d'ingénierie, et elle était absolument passionnée par son métier. Mais à 21 ans, elle manquait encore d'assurance et ne se voyait pas débuter directement dans la vie active. Alors, sa mère en ayant les moyens pour la soutenir, elle décida d'aller jusqu'au bout de ses ambitions : elle s'engagea dans un doctorat de recherche en sciences de l'ingénieur à vocation médicale. Elle aurait même pu envisager d'en faire un second, plus spécialisé en médical celui-là, si un nouveau drame n'avait pas frappé, l'été suivant l'obtention de son doctorat.

Elle avait 24 ans. Sa mère et son compagnon furent tués dans un accident de la route. Le jour de leur enterrement, Evelyn avait les yeux secs d'avoir trop pleuré, mais elle était convaincue d'une chose : la vie sur cette Terre n'est que misère, et les seules choses auxquelles vous pouvez vous raccrocher pour la supporter, elle vous les reprend. Il semblerait que quelqu'un ait décidé qu'elle avait tort. Deux jours plus tard, alors qu'Evelyn n'avait pas mis un orteil dehors depuis, on frappa à sa porte.

Elle hésita longuement à répondre. En fait, elle avait décidé de ne pas répondre, de laisser l'opportun partir. Mais celui-ci persistait, frappant régulièrement à la porte. Quel était l'huberlu qui pouvait être aussi têtu ? Sa meilleure amie était partie pour les Etats-Unis la veille, pour son nouveau travail, en lui demandant de lui donner des nouvelles tous les jours et en lui promettant de l'appeler toutes les semaines. Elle ne voyait personne d'autre... Finalement agacée, Evelyn enfila ses pantoufles et alla ouvrir, en chemise de nuit, à deux heures de l'après-midi. Elle avait les cheveux en bataille et les yeux rougis. Mais qu'importe.
Elle se retrouva face à face avec un charmant jeune homme, châtain, la trentaine, habillé en costume-cravate. Et, comble du comble, avec un sourire colgate aux lèvres lorsqu'il releva la tête. Une tête connue d'ailleurs, mais il fallut plusieurs secondes à Evelyn pour le replacer. Ezio Donati, fils d'Enzo Donati, lui-même compagnon d'Heidi Everhart.Maintenant qu'elle y pensait, elle avait bien aperçu sa tête à l'enterrement, il y a deux jours, dans le même costume-cravate d'un noir d'encre de circonstance. Il était encore plus mignon que sur les photos et ça, quand elle ressemblait elle-même à une sorcière, ça devrait pas être permis.
« Bonjour... Evelyn ? Ezio Donati, je crois que mon père a dû vous parler de moi ? » dit-il pour se présenter, dans un allemand horrible. Devant son simple hochement de tête, il indiqua l'appartement. « Je peux ? »
Elle le laissa entrer, évidemment. Lorsqu'il se planta dans le salon, elle se sentit même obliger de lui proposer de s'assoir et de lui demander s'il voulait quelque chose à boire. Un café. Il n'avait pas dormi... Bienvenue au club.
« Je parle anglais de manière fluide si vous préférez... » remarqua finalement Evelyn après qu'il ait encore une fois massacré la langue allemande. Il lui offrit un sourire reconnaissant en acceptant le compromis. C'est donc dans la langue de Shakespeare qu'ils terminèrent la discussion. Ezio tourna un moment au tour du pot en engageant la conversation sur ses condoléances, ses regrets de ne pas avoir revu son père plus que quelques jours durant des vacances depuis plusieurs années et de ne pas avoir pu, ainsi, mieux connaitre la mère d'Evelyn. Il lui assura cependant qu'il avait beaucoup entendu parler d'elle de par son père... et lorsqu'il en arriva là, Evelyn finit par mettre les pieds dans le plat et lui demanda pourquoi il était venu.
« En fait... je sais que vous détestez la solitude et que... vous avez perdu vos deux parents, et combien cela a été dur pour vous. Alors je souhaitais simplement vous dire que... j'ai reçu une proposition pour travailler sur un projet à Munich. Il dura au moins un an, je compte donc m'installer en ville. Je ne serais pas très loin. Je tenais donc à ce que vous sachiez qu'en cas de besoin, je serais disponible. » Il était hésitant, mais franc, et sincère. Evelyn pouvait le voir, et non seulement elle était surprise qu'un quasi-inconnu puisse lui dire cela, mais en plus qu'Ezio Donati, qui lui avait été décrit comme largement narcissique, le fasse... c'était surréaliste.

Et pourtant, il tint parole. Au début, conscient qu'Evelyn n'oserait jamais venir vers lui en premier, il passait très régulièrement à l'appartement de cette dernière, deux fois par semaine au moins. Il passait après son travail, elle lui offrait un café, ils discutaient, il repartait. Et quand il repartait, l'appartement était vide, et deux fois plus déprimant. Deux mois plus tard, Ezio avait eu une semaine très chargée et n'avait pas pu passer. Il l'avait prévenu, mais elle déprimait, vraiment, énormément. Elle s'était mis à rechercher du travail, encouragée par Ezio, mais ses efforts lui semblaient vains. Alors elle a osé appeler. Elle aurait pu appeler sa meilleure amie si elle n'avait eu besoin que d'une voix amicale. Elle ne savait pas vraiment ce qu'elle attendait de lui. Il le sut pour elle. Il lui proposa de venir au studio photo où il travaillait. Hésitante, elle s'y rendit. Ezio réussit à convaincre son patron qu'elle était tellement discrète qu'elle ne gênerait personne. Elle resta, donnant des petits coups de main, discutant avec Ezio et ses collègues... bref, pensant à autre chose. Elle eut l'autorisation de revenir quand elle voulait, et elle ne s'en priva pas.

Elle trouva un travail, à l'hopital, très bien payé, à responsabilité, exigeant et stressant mais motivant. Tout ce dont elle avait besoin. Elle y fit ses preuves. Ses supérieurs étaient ravis et le personnel l'adorait pour sa disponibilité et sa pédagogie. Elle accourait dès que quelque chose ne fonctionnait pas comme il fallait et donnait des cours de manipulation aux internes qui faisaient les gros yeux devant l'appareillage le plus pointu. Son job lui plaisait, elle s'était refaite une vie sociale... Bref, elle remontait la pente. Elle craignit le pire quand le contrat d'Ezio se termina, mais il retrouva un emploi, à Berlin. Evelyn détestait l'idée que lui aussi s'en aille loin d'elle. Ça devait se voir comme le nez au milieu de la figure. Alors Ezio lui proposa un compromis : il rentrerait tous les week-ends sur Munich si elle acceptait qu'il dorme dans son appartement (il ne pouvait pas s'en payer un sur Munich et sur Berlin). Vendu. Leur colocation se déroula même bien mieux qu'ils ne s'y attendaient vus leurs rythmes de vie extrêmement différents. Ils avaient un effet bénéfique l'un sur l'autre : Evelyn tempérait Ezio, Ezio sortait Evelyn... La jeune femme avait trouvé l'équilibre.

Et puis, un beau jour, Evelyn est allée chercher Ezio à la gare, et la première chose qu'il lui dit avant même un bonjour fut :
« Pandora, ça te tente ?! » (En allemand potable dans le texte : depuis le temps, quand même !)
Bien sûr, elle avait entendu comme quasiment tout le monde ces rumeurs d'expédition vers Pandora, elle avait même écouté un discours d'un certain Raven Galloway à l'ONU, et l'avait trouvé magnifique. Mais elle n'y avait pas vraiment pensé plus que cela. Si expédition il y avait, ce serait pour tout le gratin de scientifiques, d'astronautes et tutti quanti qui n'attendaient que ça depuis plus d'un siècle. Elle ? Quelle idée. Elle était condamnée à finir ses jours sur Terre, tout comme le commun des mortels, que la comète mette un terme à des années de dégénérescence ou que cette dégénérescence due à la population l'achève avant. Mais Ezio, lui, était bien entendu beaucoup plus ambitieux. Pandora, c'était le rêve de son père, que celui-ci lui contait depuis qu'il était môme (et qu'Evelyn avait pour sa part entendu lorsqu'elle était adolescente). Il bouillonnait d'enthousiasme.

Une fois installés au chaud dans l'appartement, il revint à la charge :
« Ils lancent un appel aux candidatures. Qu'est-ce ça nous coûte de tenter notre chance ?! »
« Pourquoi j'irais ? »
« Mauvaise question ! Pourquoi n'irais-tu pas ?! Qu'est-ce qui te retient sur Terre ? Qu'est-ce qui t'attend si tu restes ? Qu'est-ce que tu as encore à découvrir avec émerveillement ? Sur Pandora... sur Pandora, il y aura moi déjà. » fit-il avec un petit excès de suffisance narcissique dont il avait parfois des rechutes. « Et ensuite, il y a tout ! Tu te souviens des récits de Papa ? Toute cette faune et cette flore, tout cet écosystème florissant, ces possibilités de progrès scientifiques, que ce soit pour la médecine ou non, et puis les Na'vis, Evy ! Ici ? Ici il n'y a rien d'autre que la pollution, le béton, et les regrets d'une histoire destructrice ! Tu sais ce que j'ai vu en Méditerranée. Je rêve d'autre chose, et ce rêve il est à portée de bras. Tu t'imagines Evy... »

Il la saisit par les bras, la força à se lever et l'emporta dans son enthousiasme sans fin. Evelyn se laissa convaincre, parce qu'il avait raison. Sur Terre il n'y avait pas d'avenir pour ceux dont le cœur et l'esprit réclament bien plus. Alors ils firent leurs dossiers de candidature ensemble, leurs recherches aussi, parce que s'ils étaient pris pour les premières sélections ils savaient que des tests étaient à la clé. Et plus Evelyn faisait de recherches sur ce monde magnifique et toutes les possibilités qu'il offrait pour l'humanité, plus l'enthousiasme d'Ezio devint également le sien.

Lorsqu'ils furent invités à passer les tests aux Texas, Evelyn, qui n'y avait pas vraiment cru jusqu'ici, se surprit à espérer, d'un espoir fou. Elle avait le trac, mais rien ne pouvait entamer l'enthousiasme contagieux que lui avait refilé Ezio. Elle répondit aux questionnaires comme si elle y était déjà, sautillant tellement sur sa chaise qu'un examinateur dut venir lui demander de se calmer de peur qu'elle fausse les résultats. Quelques exercices de relaxation plus tard, elle reprit les tests en espérant que cet accident n'ait fait l'objet d'une note n'étant pas en sa faveur. A priori, ce ne fut pas le cas. Car, des mois plus tard, alors qu'elle commençait à craindre, non pas qu'elle et Ezio aient échoué, mais qu'elle ait échoué et qu'Ezio ait réussi (cette séparation lui serait encore très difficile, et elle ne pouvait pas lui demander de renoncer à son rêve pour elle), elle reçut LE mail. C'était un vendredi en toute fin d'après-midi. Ezio et Evelyn se sautèrent dessus lorsqu'il sortit du train. Ils n'avaient fallu qu'un coup d'oeil à leur visage respectif pour comprendre. Ils allaient sur Pandora.

De son propre aveux, Evelyn n’aurait probablement pas tenu le coup si elle avait été seule. Pour quelqu’un ayant toujours eu des facilités, faire autant d’efforts pour parvenir à son but, c’était nouveau. D’autant plus lorsqu’on y incluait des efforts physiques. Sans être faible ou molle, elle n’y avait pas de véritables prédispositions, comme elle en avait l’habitude pour tout ce qu’elle entreprenait. Avoir un proche auprès d’elle depuis le début de l’entraînement, et avoir été capable de créer de nouvelles relations profondes assez rapidement, lui a donc permis de garder le moral et un minimum de confiance en soi, même dans les moments les plus durs, grâce à leur soutien. Et même si elle a eu des moments un peu durs, Evelyn n'a jamais vraiment eu de raisons de regretter son choix. Dans cette expédition, elle a gagné une nouvelle motivation et une raison de vivre qui la poussent à donner son maximum. De plus, la "mise à niveau" offerte lors de cette préparation aux scientifiques et notamment aux ingénieurs l'a vraiment fasciné. Elle a ainsi eu l'occasion de s'intéresser au dispositif permettant aux pilotes d'Avatar de changer de corps, chose qu'elle trouve absolument remarquable, et qu'elle a largement étudié, afin d'être capable de gérer tout éventuel problème et de travailler sur le système au quotidien.

Ces deux années lui ont semblé passé très rapidement tant leur emploi du temps était chargé et ne laissait pas une occasion de s'ennuyer. Ainsi, Evelyn, qui n'a qu'une modeste facilité pour les langues, a développé ses connaissances sur la langue des Na'vis ainsi que sur leur culture. Si elle se débrouille bien au niveau de la langue, à force de l'avoir pratiqué chaque jour pendant deux ans, c'est surtout sur leur culture qu'elle est incollable car celle-ci l'a vraiment énormément intéressé et elle s'est rapprochée de personnes étudiant le sujet avec curiosité. Tout cela était certes nouveau, mais elle restait en territoire connu : bien que la Guyane ait un climat et un environnement particuliers auxquels il lui fallut s'habituer (et ce fut difficile surtout pour les températures estivales), cela restait la Terre. Avec tout ce qui leur avait été donné comme avertissements en tout genre pour lorsqu'ils mettraient les pieds sur Pandora, elle n'avait pu s'empêcher de devenir un peu anxieuse... et de plus en plus au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient du jour du départ.

D'ailleurs, lorsqu'elle se réveilla dans le système Alpha Centauri pour la première fois et qu'elle sortit de son caisson, son premier réflexe fut de régurgiter tout ce qui avait pu subsister durant ces cinq dernières années dans son estomac (c'est à dire pas grand chose). Mais Ezio ne la laissa pas s'apitoyer sur elle-même, l'attrapant par le bras il la tira jusqu'à un hublot. Et là, Pandora lui fit oublier tous les désagréments du voyage. Lorsqu'ils furent, quelques heures plus tard, déposés sur la Tortue, elle en oublia même que la base flottait sur un lac tant le spectacle qui s'offrait à leurs yeux dépassait tout ce qu'elle avait pu imaginer. Elle dut rapidement se mettre au travail pour mettre en état de marche tout le matériel médical, relançant leurs fonctions et vérifiant leurs paramètres. Lors du premier transfert d'Eileen Byrnes dans son corps Na'vi, elle était d'ailleurs derrière son moniteur pour tout vérifier, et elle a tenu à le faire pour tous les premiers transferts de chaque pilote, les transferts s'adaptant à chaque personne. Ce n'est qu'une fois rassurée que tout allait bien de ce côté là qu'elle s'est donnée le temps de penser. Penser à Pandora et à sa présence sur cette planète, imaginable il y a de cela quelques années. Penser aux mercenaires qui avaient encore une fois prouvé que l'humanité était capable de gâcher même les meilleures de ses entreprises. Penser aux Na'vis qui ne leur faisait pas encore confiance, et c'était compréhensible... Il y a tant à penser, à imaginer, à découvrir et à prévoir, que pour une fois Evelyn n'a pas le temps de déprimer. Espérons que cela reste ainsi.